Je suis belle...

Je suis bronzée, mais je suis belle… chantait la Sulamite à l’époque de Salomon. Moi, je suis tout simplement belle, et même très belle, si j’en crois ce que l’on m’a toujours dit. Ma grand-mère, ma mère, mes sœurs par la suite, et mes amies, à l’époque heureuse de l’innocence où j’avais encore des amies, toutes ne cessaient de me le répéter. Moi, cela ne m’intéressait pas. Franchement, je ne me voyais pas. Belle ou pas belle, ça ne changeait rien pour moi, j’aimais courir entre les oliviers, grimper dans les figuiers, jouer à cache-cache avec les autres enfants. Et puis j’ai grandi, j’ai réalisé peu à peu que mon apparence pouvait me procurer quelques avantages. Je trouvais toujours un garçon qui se proposait pour porter la lourde cruche à ma place, lorsque j’allais chercher de l’eau au puits. J’ai découvert qu’avec un sourire, j’obtenais les plus belles pièces du poissonnier, les fruits les plus sucrés, les pains les mieux cuits au marché. Je pensais encore, en ce temps-là, que j’avais de la chance d’être très belle, belle à faire tourner les regards et les cœurs… enfin les cœurs, je sais à présent où se situe ce que les hommes appellent le cœur, et ce n’est pas à la hauteur où bat le muscle qui pompe le sang, c’est bien plus bas.
Aujourd’hui, alors que je n’ai pas encore vingt-cinq ans, j’en suis venue à penser qu’être belle, très belle est le pire cadeau que la vie m’ait accordé. Un cadeau empoisonné.
J’allais avoir quatorze ans lorsqu’un homme, riche et influent, un de ceux que tout le monde respecte, et qui connaissent nos lois religieuses sur le bout des doigts, est venu voir mes parents. Sa mère était âgée, son épouse souffrante, disait-il, il cherchait une jeune servante pour prendre soin des deux femmes de sa vie, il n’avait pas d’enfant. Mes parents n’étaient pas riches, il ne possédait pas de terre, mon père louait ses bras, à la journée, maman faisait tourner la maison, je n’étais promise à personne. Je n’avais pas d’avenir… il n’a pas eu beaucoup de mal à convaincre mes parents, je ne recevrai qu’un très maigre salaire, mais ajouté à une bouche de moins à nourrir, ça faisait quand même une belle différence, pour mes sœurs, mon jeune frère… ils ont accepté.
Je n’étais pas ravie, mais je n’étais pas sotte, je savais bien que je n’avais pas le choix et puis, je ne partirais pas bien loin, il habitait la bourgade où j’étais née.
Je me souviens de ce jour où j’ai quitté la maison de mon père, avec mes maigres possessions serrées dans un petit balluchon, le dernier jour de mon enfance, mais je ne le savais pas.
Pour la première fois de ma vie, je suis entrée dans une maison de riche, j’étais impressionnée par le mobilier, les beaux objets qui ne servaient à rien, juste pour faire jolis, ou pour montrer que l’on est aisé, je ne savais pas vraiment. L’espace était le luxe le plus frappant. Chez moi, le soir venu, nous déroulions nos paillasses et dormions tous dans la même, la seule pièce qui composait notre maison. Lorsque j’ai réalisé que j’allais avoir une chambre pour moi toute seule, mon cœur a bondi de joie. J’allais vivre comme les riches… Finalement, j’avais de la chance. Je l’ai cru, quelques heures, quelques heures seulement.
Il n’a même pas eu la décence d’attendre que je prenne mes marques, que je m’habitue à sa maison. Le premier soir, il est entré dans ma chambre. Je me préparais pour la nuit, je ne l’ai pas entendu venir, je n’ai même pas pu crier, appeler à l’aide, sa main était sur ma bouche, le poids de son corps sur moi, son haleine fétide sur mon visage. Il a prononcé une seule petite phrase : « si tu parles tu es morte ». Et il n’a plus rien dit, ni ce soir-là ni les nuits qui ont suivi. Parce qu’il est revenu, presque tous les soirs, et quand il ne venait pas, c’était presque aussi horrible, parce que je savais qu’il pouvait arriver à n’importe quel moment et trouver le sommeil devenait impossible… ma belle chambre de riche s’était transformée en salle de torture. Je la haïssais, je rêvais du sol dur chez mes parents avec les corps rassurants de mes sœurs blottis contre moi, mais c’était le passé, et je ne pouvais pas revenir en arrière.
Trois ans. Ça a duré trois ans, une éternité, un tunnel sans fin, comme une seule longue nuit où le jour ne se lève jamais, un immonde cauchemar dont on ne se réveille pas. Je ne voyais que la mort comme issue, une délivrance. La mort. Je l’espérais, je la convoitais, je l’attendais, la sienne ou la mienne.
Pourtant c’est la vie qui est arrivée, qui s’est installé dans mon ventre, dans mes seins, dans mon être tout entier. C’était pire que la mort. J’étais seule, totalement isolée, coupée du monde des vivants. Impossible de parler avec ma famille, pas d’amie, pas de recours, seulement la détresse, l’angoisse, la honte aussi. Je me sentais sale, détruite, définitivement humiliée, dégradée, avilie.
Mais nous sommes sur terre, et le malheur n’a pas de fond, quelle que soit sa noirceur, cela peut toujours être pire. Lorsque mon employeur, que son âme brule en enfer pour toujours, a découvert mon état, il m’a mise à la porte. Il a inventé une petite histoire, il m’avait surprise avec un marchand de passage, dans sa propre maison !
– Vous vous rendez compte, dans ma propre maison, quelle petite trainée… il jouait les indignés à merveille, la sainteté offusquée, il a même poussé sa sordide comédie jusqu’au sublime de l’horreur. Il s’est servi de cette situation pour souligner aux yeux de tous, son immense bonté. Il disait à qui voulait l’entendre qu’il aurait pu me livrer en pâture au tribunal, me jeter sur la place publique, demander la lapidation. Il s’est contenté de m’abandonner dans la rue.
Ma famille ne voulait plus me voir, personne ne désirait se souiller en me fréquentant. J’ai vécu de petits vols, je ramassais les fruits pourris qui restaient au sol, lorsque les paysans quittaient la place du marché. Vivre était tellement plus difficile que mourir, mais je n’avais pas ce courage-là non plus. Une vieille dame, rejetée de tous elle aussi, pour une histoire un peu semblable à la mienne m’a recueilli. Le terme est arrivé et parce que le malheur appelle le malheur, ça s’est mal passé, je suis resté entre la vie et la mort, plusieurs semaines pratiquement inconsciente. Lorsque finalement j’ai pu reprendre quelques forces, j’ai appris que mon enfant n’avait pas survécu, et que je ne pourrais plus jamais espérer en mettre d’autres au monde. J’étais vide, épuisée, seule, désespérée et pourtant, contre toute attente, j’étais encore en vie.
J’ai changé de ville. J’étais morte à l’intérieur, desséché, atrophié, mais toujours très belle à l’extérieur. Il ne me restait plus qu’une profession qui m’ouvrait grand les bras, le plus vieux métier de monde, disaient certains avec un air méprisant. Au moins, je pouvais gagner ma vie, je pouvais même mettre un peu d’argent de côté, m’offrir de beaux vêtements, manger correctement, je n’étais pas battue, enfin pas la plupart du temps... je ne peux pas dire que c’était une belle vie, mais ce n’était pas pire que ce que j’avais vécu ces dernières années.
Et puis un jour j’ai entendu parler de lui. Nous étions quelques jeunes femmes à partager une maison, presque des amies, en tout cas des compagnes de galère, liées par nos conditions de vie et le rejet des autres. Je m’entendais bien avec Lidia, une ancienne esclave grecque qui s’était enfuie d’une ville côtière et réfugiée chez nous. Un matin elle est revenue bouleversée. Elle avait passé la nuit chez un client et se dépêchait de rentrer, lorsqu’elle s’est heurtée à une foule hurlante et gesticulante qui trainait une pauvre femme vers la cour du Temple. Une foule d’hommes, bien sûr, de la même trempe que celui qui m’avait violé pendant des années. Des hommes bien comme il faut, respectables, éduqués, respectant la religion dans les moindres détails, tout au moins en apparence. Intriguée, Lidia les a suivis, de loin, elle connaissait plusieurs de ces hommes bruyants, certains étaient des clients discrets de notre maison. Ils ont jeté la pauvre femme au sol devant un homme assez jeune, qui était en train de parler à un petit groupe qui buvait ses paroles. Il devait avoir dans la trentaine, assez quelconque, jusqu’à ce qu’il vous regarde. La pauvre femme n’osait pas lever les yeux, ses cheveux défaits cachaient son visage. Elle était à leur merci, avec sa tunique déchirée, ses genoux en sang, et ses pieds nus dans la poussière.
En parlant très fort, ils ont expliqué la situation au jeune homme. Ils étaient hargneux, méprisants, agressifs.
– En flagrant délit ! Nous l’avons prise en flagrant délit d’adultère !
En me racontant la scène Lidia, n’a pu s’empêcher de commenter avec un rire sans joie : « une femme prise, soi-disant, en flagrant délit d’adultère, il me semble que c’est un péché que l’on ne peut commettre seule… mais bien sûr l’autre n’était pas là » puis elle a repris son récit.
Il y en a un qui lui a mis un coup de pied dans le ventre et la femme a poussé un cri bouleversant, mais les porcs qui l’avaient trainé là, ça les a fait rire. Ensuite ils ont demandé à l’homme, qui lui restait silencieux :
— La loi dit qu’il faut lapider, les salopes qui trompent leur mari, et toi tu en dis quoi ?
C’est à cet instant que j’ai réalisé qu’ils avaient déjà des pierres dans les mains, ils jouaient avec, comme s’ils s’apprêtaient à commencer une partie de pétanque…
Je ne voulais pas voir ça, mais je n’arrivais pas à partir non plus.
Le gars, il les a regardés, presque un par un, les yeux dans les yeux, puis sans leur répondre, il s’est baissé, et il a commencé d’écrire avec son doigt dans la poussière.
La bande de chiens enragés ne désarmait pas, ils ont insisté, le plus jeune du groupe l’a même bousculé avant de l’interpeler.
– Alors « Maitre ? » On voyait bien à son ton qu’il se moquait de lui, qu’il ne l’aimait pas plus que la femme au sol, mais l’homme a continué d’écrire.
Ils se sont faits plus pressants.
– La loi dit qu’il faut lapider des trainées comme elle, et toi, tu en dis quoi ?
Là, je me suis dit qu’elle était foutue, on sait très bien ce que dit la loi, et le gars qui avait l’air d’être l’un de ces « rabbis » itinérants, il connaissait surement la loi, c’était obligé. J’allais partir, parce que je ne voulais surtout pas voir ça, mais le type s’est levé, il a pris la parole.
– Effectivement, c’est ce que dit la loi… ils étaient tous suspendus à ses lèvres, il a arraché un pavé de la main d’un des bonshommes qui hurlait quelques secondes plus tôt, et l’homme n’a pas protesté, il avait même l’air content, il pensait que le spectacle allait commencer. Le rabbi, il a regardé la pierre un moment, puis il s’est tourné vers la meute enragée et il leur a simplement dit
— Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre. Il a gardé le projectile dans sa main gauche, et il s’est à nouveau baissé. Il a recommencé à écrire dans la poussière. Moi je n’ai jamais appris à lire, tu le sais, mais les types, là, c’était tous des mecs de la haute, éduqué et tout, ils lisaient par-dessus son épaule, et ils ont commencé à changer de couleur. De rouge ils sont passés à vert, puis ils sont devenus tout pales… Yen avait un, ça avait l’air d’être un peu le meneur de la troupe, en tout cas c’était le plus âgé, il a serré ses mâchoires tellement fort que j’ai cru que ses dents allaient tomber par terre, finalement, c’est sa pierre qu’il a laissé tomber, il a tourné les talons et il est parti, sans dire un mot. Il y a eu un moment de flottement, et d’un coup ça a été la débandade. Les uns après les autres ils se sont tous éclipsés, penauds, gênés, la queue entre les jambes je dirais… il n’est resté que deux ou trois jeunots qui hésitaient, mais quand le type qui écrivait par terre, s’est relevé et les a regardés en face, ils ont pris leurs jambes à leur coup et ils se sont enfuis.
Alors, le rabbi s’est baissé encore une fois et il a pris la main de la femme. Il l’a aidé à se lever, il a écarté les cheveux de son visage, et il y avait tellement de douceur, de gentillesse dans ce geste, que j’ai cru que j’allais éclater en sanglots.
– Où sont ceux qui t’accusaient ? Qu’il lui a demandé, est-ce que quelqu’un t’a condamné ?
Je n’imaginais pas qu’elle puisse parler, mais elle a réussi à balbutier : « non, personne… »
Le gars l’a regardé droit dans les yeux, il avait toujours sa pierre dans la main gauche, mais il l’a laissé tomber dans la poussière avant de lui dire : « moi non plus je ne te condamne pas, va et commence une nouvelle vie, reste dans le chemin que je t’ai ouvert aujourd’hui ». Il a pris le châle qu’il avait sur une épaule, il l’a déplié et il l’a déposé sur les épaules de la femme qui tremblait comme un chat qui sort de l’eau froide.
Tu me connais, je ne suis pas une de ces foutues romantiques qui verse sa petite larme à la moindre scène à l’eau de rose, mais là, j’étais retournée jusqu’au plus profond de mes tripes.
Ça fait trois semaines que Lidia m’a raconté cette scène, et depuis je n’arrive plus à penser à autre chose, je revois encore et encore ce qui s’est passé, comme si je l’avais vécu. Et chaque fois quand le rabbi, dit « moi non plus je ne te condamne pas », il y a quelque chose qui se brise en moi, une glace épaisse et dure qui vole en éclat et dessous j’entends l’eau qui coule, claire, fraiche, pure… moi qui ne vivais plus, qui me contentais d’exister, de traverser mes journées comme des déserts de punition, moi qui évitait les miroirs pour ne pas affronter mon image, moi qui pensais que la mort, lorsqu’elle finirait par arriver, serait la seule délivrance que je pouvais envisager, je me suis remise à espérer, à croire qu’il y avait peut-être, aussi pour moi, une nouvelle vie, un nouveau chemin.
Il y a deux jours j’ai appris qu’il était toujours en ville, et je suis arrivé, de loin, discrètement, à l’écouter. Je ne sais toujours pas son nom, mais il y a une douzaine de gars qui l’accompagnent presque toujours et eux, ils l’appellent « Patron ». J’ai bien senti que c’était un titre affectueux, amical, même et pourtant plein de respect. Je l’ai écouté pendant plus d’une heure, caché dans le petit groupe qui était venu pour l’entendre. Ses paroles m’ont transpercé, elles étaient acérées comme des dents de grand fauve et en même temps elles m’ont apaisé, lavées de l’intérieur. Pas la petite toilette, vite fait avec un chiffon humide pour se rafraichir un peu, non, le grand bain. Ses mots fouillaient en moi pour détecter toute la noirceur et les ténèbres, mais pas pour me les jeter en pleine figure, pour m’en délivrer. J’étais nue, à découvert, et en même temps mise sous une cascade puissante, nettoyée en profondeur par un ruissellement d’amour et de lumière, de pardon et d’acceptation. Pour la première fois depuis que j’avais quitté la maison de mon père, je me sentais propre, pure, décrassée jusqu’aux tréfonds de mon être, jusque dans les moindres recoins, dans les plis les plus secrets, les plus obscurs de mon âme.
Après ça je ne pouvais plus « travailler ». J’ai pris mes économies et un cadeau magnifique qu’un client qui n’avait plus de liquide m’avait offert et je suis partie. Je ne sais pas ce que sera ma vie demain, dans une semaine, dans une année, mais je ne m’en soucie pas, pas encore tout au moins. Pour aujourd’hui je sais sans l’ombre d’un doute ce que je dois faire.
En interrogeant quelques personnes, j’ai appris que le « Patron » a été invité par l’un des pontes religieux de la ville, un enfoiré de première, je l’ai aperçu plusieurs fois quand il venait discrètement visiter l’une des filles de la maison. Mais rien de m’arrêtera, je suis déterminé.
J’ai trouvé la maison, comme je l’imaginais, c’est une immense baraque, confortable, presque luxueuse et puis y a du beau monde. Le gratin de la société, enfin, en tout cas en apparence. Le proprio, qui est un frimeur, a ouvert sa maison en grand. Ça va ça vient, il y a du personnel de maison qui circule avec des plateaux, des coupes, ça ri, ça discute, ça plaisante…
Le « Patron » est au fond de la salle, il est installé sur un des sofas, il ne parle pas il observe les convives. Rien que de le voir, j’ai les mains qui tremblent, et si je pense à ce que je m’apprête à faire, ce n’est pas que mes mains qui tremblent, pourtant, je n’ai jamais été aussi sûre de moi. Je me faufile entre les invités et les serviteurs, je sais qu’on m’a vu, et reconnu pour certains, mais je ne m’arrête pas. Les yeux et la tête baissés je fonce vers mon but. Il est là, presque devant moi. Mon cœur cogne comme un tambour de fête, maintenant que je suis tout près de lui. Je ressens, comme la dernière fois, ce ruissellement intérieur qui me nettoie, il me regarde et je suis retournée, je sais qu’une nouvelle vie s’avance.
Je me laisse tomber devant le sofa.
Les larmes que je n’ai jamais pu verser, depuis la première nuit où j’ai été violé, toutes ces larmes que j’ai gardées au fond de moi, celle qui n’ont pas pu couler lorsque j’ai perdu mon bébé, lorsque ma famille m’a rejeté, elles jaillissent à présent comme un fleuve en cru, un torrent qui déborde. Elles s’écoulent de mes yeux, roulent sur mes joues, cascadent sur ses pieds que j’ai eu l’audace de saisir. Ils sont trempés par la pluie de mes yeux, par cette averse qui vide les dernières retenues de mon âme blessée.
J’ai eu un moment de doute, j’ai eu peur qu’il retire ses pieds, qu’il me repousse, me rejette devant tout le monde, mais non, il me laisse faire, et je sais qu’il sait. Il sait qui je suis, ce que j’ai fait, ce que j’ai vécu, ce que j’ai souffert, ce que j’ai fait souffrir aussi. Je sais à présent que je ne suis pas qu’une victime, j’ai été un rouage, involontaire, mais un rouage quand même de ce grand mal qui broie, les humains, qui les déchire, les salis, les aspire et les rejette comme des déchets sans valeur.
Il sait, et il m’accepte, non seulement il m’accepte, mais il accepte d’être identifié à moi, il partage mon déshonneur, et pourtant il n’a pas honte.
Son regard est sur moi, plus doux et plus chaud qu’un soleil de printemps, plus tendre que les caresses d’une amie.
Ses pieds, trempés de mes larmes, couverts de mes baisers sont toujours entre mes mains. Il me les offre, sans aucune ambiguïté, sans la moindre souillure derrière, sans aucune autre pensée que celle issue de l’amour le plus pur, celui d’une mère pour son enfant, d’un père pour son fils bien-aimé.
Je sens aussi l’hostilité des convives. Les discussions se sont éteintes, les regards sont tournés vers nous. Le maitre de maison, qui maintenant m’a reconnu, s’agite, il ne sait pas comment réagir.
Cela n’a aucune importance pour moi ni pour Lui d’ailleurs. D’une main je retire la longue barrette qui retient mes cheveux noués, mes si longs cheveux, soigneusement lavés ce matin. Libérés, ils glissent le long de mon cou, atteignent le sol, deviennent le linge avec lequel je sèche ses pieds, lentement avec respect, avec amour et tendresse. Puis je les rejette derrière mes épaules d’un simple mouvement de la tête et je prends le cadeau que j’ai apporté avec moi, la seule chose que j’ai gardée de mon ancienne vie, une petite fiole qui contient un parfum sublime. Je le gardais comme une sécurité pour les mauvais jours, je sais que sa valeur pouvait me mettre à l’abri du besoin pendant au moins une année, je sais aussi qu’il ne m’est pas destiné. Je brise le col en albâtre du vase finement ciselé et je répands son contenu sur les pieds du « Patron », celui qui m’a libéré, qui m’a offert une nouvelle vie, qui m’a laissé le toucher avec sa pureté contagieuse.
L’odeur délicate et puissante envahit la pièce. Je masse doucement les pieds sur lesquels j’ai répandu, le nectar, puis je me retire un peu et reste, là, à genoux, à ses pieds.
Je suis bien, je ne vois plus les gens qui nous entourent, c’est comme s’il n’y avait plus que lui et moi, moi et une nouvelle vie qui s’offre à moi, même si je n’en connais pas encore les contours et la direction. Je ne suis absolument pas inquiète. Celui qui m’a libéré saura m’indiquer le chemin à prendre et je sais, au fond de moi, qu’il ne sera jamais bien loin.
C’est à ce moment-là que le maitre de la maison explose. Il ne crie pas, mais sa colère, son indignation se répandent dans la pièce comme un autre parfum, un parfum mortifère, un parfum d’accusation, de condamnation. Il se redresse et pointe un doigt vers moi tout en s’adressant au « Patron » d’une voix sifflante.
– Si tu étais vraiment un prophète tu saurais qui est cette femme, une… il hésite, il n’ose pas dire « putain », il se contente d’un mot religieux, gluant et mesquin, comme lui, « une pècheresse ! ».
L’inquiétude me gagne à nouveau, je suis en territoire ennemi, mais le « Patron » se redresse et s’adresse à son hôte.
– Shimon, puis-je te raconter une petite histoire ?
Surpris, l’homme ne peut qu’acquiescer.
– Oui, rabbi, parle…
– Un banquier privé avait deux débiteurs, commence le « Patron » en souriant, l’un, lui devait 2000 euros, l’autre 20 000. Ils étaient l’un et l’autre dans l’incapacité de rembourser leur dette. Le banquier décida, de l’effacer, tout simplement leur en faire cadeau. À ton avis, lequel des deux l’aimera le plus ?
Intrigué par ce récit dont il ne comprenait pas l’intérêt ni le lien avec la situation présente Simon répondit prudemment.
– Celui à qui on a remis la plus grosse dette, je suppose…
– Tu as bien répondu.
Le « Patron » se redresse un peu plus sur le sofa et pose sa main sur mon épaule, avant de reprendre la parole.
– Tu es un homme bien éduqué, Simon, tu sais que lorsque je suis arrivé chez toi, tu aurais dû, comme le veut l’usage, me proposer un serviteur avec de l’eau pour nettoyer la poussière de mes pieds, mais tu ne l’as pas fait, cette femme, là, a mouillé mes pieds de ses larmes, elle les a essuyés avec sa chevelure. Tu aurais dû me donner une accolade pour me souhaiter la bienvenue dans ta demeure, mais tu m’as évité, cette femme a embrassé mes pieds. Tu aurais pu, pour m’honorer, me proposer une huile parfumée pour mon bien-être, tu n’en as rien fait, mais cette femme, qui se tient devant vous aujourd’hui, a déversé un parfum de grande valeur sur mes pieds, sans calculer la dépense, sans rien en retirer pour elle-même.
Sais-tu pourquoi elle m’a témoigné autant d’amour ? Parce qu’elle était consciente d’avoir été pardonnée de lourdes fautes, mais toi, qui t’imagines, à tort, que tu n’as rien, ou presque rien à te faire pardonner, tu n’as aucune reconnaissance à me manifester.
Un silence de plomb est tombé sur la salle de banquet, la tension est palpable, ces paroles démangent les convives comme une couche d’orties, mais cela n’a pas l’air d’inquiéter le « Patron ». Sa main glisse de mon épaule à mon menton, il relève ma tête, me regarde droit dans les yeux, et d’une voix forte et claire, afin que chacun puisse entendre il me dit :
— Tes fautes sont pardonnées, tu es lavée, tu es pure à présent, tu m’as fait confiance et cela t’a sauvé. Tu peux vivre à présent, ma paix et mon amour seront toujours avec toi.
Mon cœur explose de joie, je me lève et me tiens bien droite, je n’ai plus conscience des gens qui m’entourent, de la rumeur d’indignation qui gronde, ils ne peuvent plus m’atteindre, j’ai retrouvé ma dignité, je peux à nouveau m’aimer, puisqu’il m’aime, et je sais que jusqu’au bout, moi aussi je l’aimerai.
Philip Ribe