Déconfinement & syndrome de Stockholm

Le confinement nous est tombé dessus sans prévenir. Certains ont aimé, d’autres ont détesté, mais dans la durée, nous sommes passés de l’amour à la haine, de la haine à l’amour, sans oublier tous les états intermédiaires. Cette mise en quarantaine a décuplé notre créativité, des milliers de vidéos, chants, préparations artisanales ont vu le jour, nous avons eu le temps de pétrir du pain, de ranger nos placards, d’entretenir nos jardins, pour ceux qui en ont un et, je l’espère, nous avons cultivé notre vie intérieure. Cette quarantaine de trois mois a aussi eu des effets négatifs, les violences conjugales ont augmenté, les inégalités sociales ont été exacerbées, de beaux projets ont été mis en pause, mais par-dessus tout, notre réseau relationnel s’est distendu, effiloché, réduit à une peau de chagrin.
Nous nous sommes, paradoxalement, rapprochés d’une ou deux personnes parmi nos très proches, par téléphone ou visioconférence, mais nous avons perdu le lien avec tous les autres. Là aussi – et bien sûr, je caricature – nous avons commencé par détester ne plus voir nos amis, ne plus se retrouver le week-end, renoncer aux repas et aux apéros en groupe, aux activités ensemble et finalement, nous nous sommes résignés, nous avons accepté. Nous nous sommes même dit que, finalement, la vie était plus simple, moins stressante en restant toujours chez soi, chez soi et seuls...
Nous retrouvons peu à peu la liberté de nous retrouver, sous conditions, avec prudence, mais tout de même nous retrouver, et là... étrange surprise... les retrouvailles ne sont pas à la hauteur de ce que nous espérions. Se joindre à un groupe est devenu un défi qui nous intimide un peu. Planifier une sortie, prendre la voiture ou les transports, « perdre » du temps en se déplaçant, juste pour passer quelques instants avec des personnes que nous n’avons pas vues depuis trois mois : un effort intense. Ce que nous faisions avant tout naturellement, sans même y penser nécessite à présent une dépense d’énergie considérable, nous avons perdu de vue ce qui nous motivait.
Nous vivons ce que j’ai choisi d’appeler le syndrome de Stockholm du confiné. Je me permets un bref rappel historique sur l’origine de cette expression. En 1973, un braquage dans une banque à Stockholm tourne mal, le malfrat pris de court prend quatre personnes en otage. Après quelques péripéties, il est rejoint par son ancien compagnon de cellule dont il a obtenu la libération, ils se retranchent avec les quatre otages dans la salle des coffres. Ils vont rester six jours enfermés dans cet espace restreint. De façon surprenante, les otages vont se méfier de la police et développer de la sympathie pour leurs ravisseurs. Au bout d’une semaine, la police réussit, en envoyant des gaz soporifiques, à libérer les prisonniers, mais ceux-ci tentent de protéger les voleurs. Par la suite, ils refuseront de porter plainte et se cotiseront pour payer la défense des deux braqueurs. Après cet évènement, les ex-otages changeront de métier, s’orientant vers des domaines sociaux ou médicaux. L’expression « syndrome de Stockholm » deviendra une appellation générique pour décrire un comportement psychologique que l’on retrouve assez fréquemment chez des personnes séquestrées ou prises en otage et qui développent un attachement envers leur ravisseur.
J’ai le sentiment – à vous de me dire si je me trompe – qu’il y a un peu de ce mécanisme dans notre rapport au confinement. Attention, ne mélangeons pas tout, j’ai été le premier à dire, et je le pense toujours, que ce confinement était une occasion unique pour apprendre, découvrir, approfondir notre vie intérieure. J’espère que nous n’aurons pas la mémoire courte et que nous saurons nous souvenir des belles choses que nous avons vécues, des décisions pour du changement que nous avons prises, de la réévaluation de nos priorités. Mais je veux parler, dans ces lignes, de notre désir de vie sociale et pour être encore plus clair, pour nous croyants, des relations dans la famille spirituelle qui constitue la réalité de l’Église, pas le bâtiment, les femmes, les enfants et les hommes qui la composent.
Ce que nous avons vécu me rappelle une expérience vue à la télévision lorsque j’étais étudiant. Dans un immense aquarium où se trouvait un requin, on avait installé une paroi vitrée. Les quartiers de chair saignante qui constituaient les repas du malheureux poisson étaient mis à l’eau de l’autre côté de la vitre. Les premiers jours, le requin se cognait violemment le nez contre l’invisible obstacle pour tenter d’engloutir son repas. Rapidement, il prit l’habitude de tourner à angle droit à quelques centimètres de la séparation de verre et de la longer avant de s’éloigner. Après quelques semaines, les chercheurs ont retiré la plaque de verre. Malgré les appâts jetés dans l’eau, le requin pivotait à deux ou trois centimètres de l’endroit où se trouvait la paroi et repartait sans aller chercher la nourriture.
Nous avons vécu une situation un peu similaire. L’invisible paroi du confinement a modifié nos habitudes. Nous n’avons pas été conçus pour vivre seuls, même si « seul » signifie en couple ou en famille retreinte. Lorsque le créateur déclare à Adam : « il n’est pas bon que l’homme reste seul » 1. Il ne pense pas uniquement au couple et aux besoins de reproduction pour les humains, il exprime simplement une réalité. Créés à l’image d’un Dieu unique, mais pluriel dans ses personnes, nous sommes des êtres foncièrement relationnels. Nous avons été pensés pour être en lien tout en gardant, bien évidemment, notre liberté de choix et notre individualité. Nous avons dû, sans en être conscients, nous faire violence pour nous adapter à cette absence de relation, formant en cela une « mauvaise habitude », comme un faux pli sur une chemise à l’étroit dans la penderie. Cette indépendance qui isole n’est pas sans rappeler un autre isolement dont l’origine est beaucoup plus ancienne...
Le désir d’indépendance qui a poussé nos premiers ancêtres à couper le lien avec leur créateur les a conduits dans l’isolement. Pas un isolement physique, mais un esseulement intérieur, conséquence d’une série de déconnexions. Déconnectés d’avec celui qui nous a communiqué un souffle d’âme, déconnectés d’avec nous-même, perdus dans notre recherche d’identité, déconnectés d’avec les autres, même les « autres » qui vivent tout près de nous. L’égoïsme, l’égocentrisme, la peur, le mal, sous toutes ses formes, nous ont mis en quarantaine, encore plus sûrement qu’une pandémie. Ou plutôt, pour le dire autrement, la pandémie du mal dans le cœur des humains les a mis en quarantaine à perpétuité.
Heureusement, pour cette pandémie-là, un médicament existe, gratuit pour nous – le Grand Apothicaire s’est chargé de la facture, il l’a payé de sa vie – il est disponible pour tous, tous ceux qui le désirent, le reçoivent, consentent à sa présence. Le composant essentiel de ce médicament est l’amour. L’amour qui dissout les parois de crainte, de peur, d’inquiétude 2, de mauvaise habitude aussi, et nous désincarcère de ce confinement destructeur. L’amour qui nous permet de nous lever pour retourner vers notre Père, vers nos sœurs et frères en humanité, retourner aussi en nous-même, c’est peut-être d’ailleurs le premier retour à effectuer.
Alors, ne confondons pas les beaux moments que le confinement nous a permis de vivre et le confinement lui-même. Ce n’est pas parce que le séjour en prison a eu une certaine utilité, ou une utilité certaine que nous devons tomber amoureux de la prison et de son geôlier. Ne laissons pas non plus la culpabilité nous séquestrer, nous n’allons pas quitter une cage pour entrer dans une autre. Donnons-nous le temps nécessaire, c’est nous qui décidons du rythme et des modalités de l’évasion, mais accueillons l’amour, le vrai, le seul capable de nous communiquer l’énergie qui nous conduira vers la liberté. Accueillons l’amour et laissons-le nous motiver pour retisser des liens, pour retrouver les fils de conversations interrompus, livrés à la poussière, aux toiles d’araignées et à l’oubli.
Le silence, le recueillement, la méditation, la tranquillité intérieure sont indispensables à notre équilibre, à notre développement personnel, mais sur l’autre plateau de la balance il y a le partage, l’échange, la communion, la fraternité et la sororité ; toutes ces paroles données et reçues dans une proximité physique où les regards, la gestuelle, les attitudes en disent autant, si ce n’est plus, que les mots. Conçus à l’image d’un Dieu relationnel, nous avons besoin d’être reliés, connectés, réunis, rattachés – en toute liberté – par des ligaments d’amour, d’amitié, de respect et d’appréciation avec des vis-à-vis humains.
Je souhaite du fond du cœur – pour vous comme pour moi, j’en ai profondément besoin, je le sais – un renouvellement dans l’amour du Christ, cet amour si grand qu’il ne peut être mesuré 3, mais qui seul peut étancher notre soif et nous rassasier. Que ces flots d’amour nous communiquent l’énergie nécessaire pour nous retrouver, pour devenir plus proches qu’avant, unis par les enrichissements que nous avons conquis en terre de solitude.
Seul, mais plus pour longtemps, je me délecte à l’avance, de la joie de vous retrouver enfin « pour de vrai ».
Philip 1 — Genèse 2.18 2- 1 Jean 4.18 3 — Éphésiens 3. 18-19
PS Ce texte est le douzième d’une série commencée sans réfléchir, la simple rencontre d’un besoin urgent et du plaisir de communiquer par écrit. Si vous avez raté quelques épisodes, vous pouvez les retrouver sur mon blog.
Vos retours, vos remarques, vos encouragements ont transformé ces textes en un « presque dialogue ». Oui, je sais, j’ai parlé plus que vous, mais ça, confinement ou pas, ça ne change pas vraiment. J’ai été heureux de faire ce bout de chemin épistolaire avec vous, cependant, comme vous le savez déjà, tant que nous vivrons de ce côté de la frontière avec le pays de La-Vraie-Vie, tout à une fin. (À part le saucisson qui en a deux)
Il y aura d’autres occasions, je n’ai pas l’intention de laisser ma plume au placard trop longtemps, et sans m’engager sur la fréquence, j’ai bien l’intention de continuer de commenter l’actualité avec partialité et conviction.
Je vais aussi mettre fin à toute une série de listes de diffusions, par mail ou WhatsApp, qui me servaient de facteur pour vous rejoindre. Si vous êtes intéressés de continuer à recevoir ce genre de texte, vous pouvez me contacter envie2parler@gmail.com ou vous abonner directement à mon blog.
https://www.philip-ribe.com/blog-1
Un grand merci pour le temps que vous m’avez accordé, sans que je le voie, je ne me suis jamais senti isolé en écrivant, seul devant mon écran, parce que je pensais à vous… alors encore une fois merci, et à bientôt j’espère.
PPS un immense « Merci ! » à John Utermann qui a relu et corrigé ces textes, la nuit, pour moi, le jour pour lui, depuis l’autre côté du globe. John tu dois être fatigué de relire mes lignes la tête en bas, tu vas pouvoir un peu te reposer. (Pas trop longtemps quand même)
PPPS Aucun souci, Philip, avec plaisir ! –John